ALESIA DANS LE JURA ?

 

Les mystères latins du « in + accusatif »

 

 

Présentation

 

Les Séquanes occupent un territoire qui comprend le Jura et s’étend jusqu’aux Vosges dans un sens et va de la Saône à la Suisse dans l’autre. Son importance stratégique tient ici à ce que, dans la région de Genève, il touche aux Allobroges déjà soumis à Rome et appartenant à la Province[1]. Or César fait retraite devant l’insurrection gauloise et venant de Langres, à l’Est de la Gaule donc, se replie justement sur la Province. L’atteindre par Genève en traversant le territoire des Séquanes serait bref, trois ou quatre étapes (« facilius » écrit César), alors que passer par les vallées de la Saône et du Rhône, voie traditionnelle, en prendrait plus du double, et en plein territoire révolté, ce qui n’est pas idéal pour une retraite.

A ce moment-là, il est attaqué par la cavalerie gauloise qu’il parvient à vaincre. Mais où est-il exactement lors de cette attaque ? Là est toute la question que semble poser le texte et deux mots, reliés à d’autres, « in Sequanos » en sont le cœur.

Ce court passage est d’une importance capitale et pour cause : selon la traduction qu’on en fait il établit soit qu’Alésia est obligatoirement dans le Jura, ce qui condamne Alise-Sainte-Reine qui à l’évidence n’y est pas ; soit qu’Alésia est ailleurs et pourquoi pas en Bourgogne.

Le texte

« …cum Caesar in Sequanos per extremos lingonum[2] fines iter faceret quo facilius subsidium Provinciae ferri posset[3]… »

Traductions qui permettent de situer l’Alésia antique à Alise-Sainte-Reine

En voici trois exemples pris chez des partisans d’Alise-Sainte-Reine. Ils diffèrent peu et tous précisent que César allait « vers » et non « chez » les Séquanes.

Désiré Nisard[4] : «  …tandis que César se dirigeait vers les Séquanes par l'extrême frontière des Lingons… »

Maurice Rat[5] : « …tandis que César faisait route vers le pays des Séquanais en passant par les confins extrêmes des Lingons… »

Léopold-Albert Constans[6], qui fait référence parmi les différents traducteurs : « …comme César faisait route vers le pays des Séquanes en traversant l’extrémité du territoire des Lingons, afin de pouvoir plus aisément secourir la Province… »

 

 

En réalité

 

  1. Bref rappel des règles

1.1.             « Iter faceret – faisait route » marque un mouvement, « In » est une préposition, « Séquanos » un accusatif[7]. Toutes les grammaires et tous les dictionnaires donnent à une expression formée d’un verbe de mouvement suivi de « in » et de l’accusatif le sens premier et quasi unique d’aller « chez » les personnes ou « dans » les lieux désignés. Exemples : In portum accedere, entrer dans le port ; in Ubios legatos mittere, envoyer des députés chez les Ubiens[8].

1.2.             César suit cette règle chaque fois qu’il indique se rendre « dans » une région ou « chez » un peuple. Simple exemple mais ils se comptent par centaines : au tout début de la guerre, « Caesar… in Sequanos exercitum… deduxit[9] » est traduit par L. A. Constans : « César mena ses troupes chez les Séquanes.» On lit bien « chez ». Pourquoi fait-il ici une traduction différente de celle du paragraphe 66-2 où dans une situation comparable il met « vers » ?

1.3.             Remarque accessoire : lorsque le verbe n’indique pas un mouvement[10], « in » et l’accusatif signifient « en direction, du coté de[11]. » Cette seconde règle ne peut évidemment pas s’appliquer à des mouvements de troupes, sauf ignorance ou confusion entretenue.

1.4.             Moins de deux pages après le passage discuté, César donne deux exemples comme s’il voulait illustrer les nécessités grammaticales à suivre pour traduire correctement « in Sequanos » :

1.4.1.               « Vercingétorix copias… Alésiam[12] reduxit » se traduit par « Vercingétorix ramena son armée dans Alésia »[13] Evidemment dans Alésia, son refuge, ce que le lecteur latin comprend aussitôt de l’accusatif « AlesiAM. »

1.4.2.               Grande différence quand César se rend également à Alésia : « ad AlesiAM castra fecit » traduit par A. L. Constans : « [César] campa devant Alésia. » La forme « AlesiAM » seule est impossible ici parce que le lecteur latin comprendrait que César s’installe aussi dans Alesia ! C’est la préposition « ad » qui lui précise que César s’approche[14] d’Alésia mais n’y entre pas[15].

1.4.3.               De la même façon et en toute rigueur grammaticale César aurait utilisé « ad » pour signifier aller « vers » et non « chez » les Séquanes. » Or il a mis « in ».

1.5.             Enfin, à propos de « ad » le dictionnaire Gaffiot[16], la référence en France, insiste sur le sens de… « in » : « L’idée d’entrer dans le lieu est exprimée par in. » Faut-il que cette règle soit précise et impérative pour être rappelée par le dictionnaire Gaffiot lorsqu’il traite d’un autre sujet !

  1. L’exception à la règle

2.1.             C’est une exception de bon sens plus qu’une règle : lorsqu’un élément présent dans le texte[17] établit qu’aller « chez » ou « dans » est impossible il faut alors traduire « in » plus accusatif avec mouvement par « vers ».

2.2.             Premier exemple : « …equites nostri levisque armaturae pedites, qui cum iis una fuerant, quos primo hostium impetu pulsos dixeram, cum se in castra reciperent, adversis hostibus occurrebant ac rursus aliam in partem fugam petebant[18] » est traduit par L. A. Constans : « nos cavaliers et les soldats d’infanterie légère qui les avaient accompagnés, mis en déroute, comme je l’ai dit au début de l’attaque ennemie, rentraient au camp pour s’y réfugier et se trouvaient face à face avec les Nerviens : ils se remirent à fuir dans une autre direction. » Le texte marque nettement l’impossibilité de fuir jusque dans le camp malgré le « in » qui indique leur volonté d’y aller.

2.3.             Le second exemple se trouve précisément juste après le paragraphe litigieux quand Vercingétorix déclare « fugere in provinciam Romanos[19] » ce que L. A. Constans traduit par « les Romains sont en fuite vers la Province. » « Vers » s’impose ici parce qu’il est impossible qu’à ce moment précis César soit déjà « dans » la Province puisqu’il est encore en Gaule. Vercingétorix ne peut pas utiliser « ad » parce qu’il exprimerait ainsi que César ne veut pas entrer dans la Province mais seulement s’en approcher alors que c’est le but final de sa retraite. En utilisant « in » il dit à la fois que César croit l’atteindre, qu’il n’y est pas et que lui l’en empêchera à coup sûr. L’usage de « vers » est donc bien nécessaire.

  1. Faut-il retenir la même interprétation pour « In Sequanos » ?

3.1.             Dans ce but, on soutiendra que César a la volonté d’atteindre le pays des Séquanes et l’exprime par « in Sequanos ». Mais une impossibilité serait apparue : l’attaque des cavaliers gaulois (malgré leur défaite ?), puis le repli sur Alise-Sainte-Reine de toute l’armée gauloise et sa poursuite jusque là en tournant le dos aux Séquanes. Il aurait donc bien été « vers » les Séquanes et non « chez ». Cette apparente logique n’a qu’un défaut : dans le texte, elle n’est appuyée sur rien.

3.2.             Tout d’abord, César ne dit nulle part changer de direction : ce serait quand même le minimum puisque pour gagner Alise-Sainte-Reine il devrait aller à l’ouest alors que les Séquanes sont à l’est. Ce complet demi-tour est une pure supposition qui n’existe pas dans texte.

3.3.             Ensuite, César ne signale l’apparition d’aucune impossibilité mise à poursuivre sa route, contrairement aux impossibilités exprimées dans les deux exemples précédents.

3.4.             Rien de tel ici : l’impossibilité qui n’existe pas dans le texte est supposée par le traducteur. Celui-ci a la conviction qu’Alise-Sainte-Reine est Alésia, conviction que César détruit s’il est dans le Jura : le traducteur impose donc que César ait été non « chez » mais « vers » les Séquanes et n’ait pas atteint le Jura. Alise-Sainte-Reine est sauvée. Est-ce bien sûr ?

  1. Et l’ensemble formé de « in Sequanos » et de « per extremos fines » ?

4.1.             « In Sequanos » n’est que l’un des deux compléments de lieu de ce membre de phrase, l’autre étant « per extremos lingonum fines » traduit par L. A. Constans « en traversant l’extrémité du territoire des Lingons[20] », ce qui n’appelle aucun commentaire grammatical ni lexical, mais le sens ?

4.2.             Le texte ne dit pas que César ne traverserait qu’une partie de l’extrémité de ce territoire. Autrement dit et pour faire image, César y entre par un bout et en sort par un autre ; on sait qu’il est entré en venant de Langres : où sort-il donc ?

4.3.             C’est là qu’on voit combien la dispute sur le sens de « in Sequanos » est artificielle : quand César sort de « l’extrémité du territoire des Lingons », qu’il aille vers les Séquanes ou chez les Séquanes, en y allant… il y est !

4.4.             Les deux compléments de lieu placés côte à côte dans une même expression sans rupture ne peuvent être traduits indépendamment l’un de l’autre, comme si d’un côté César allait chez (ou même vers) les Séquanes et que de l’autre il traversait totalement le bout d’un pays et en sortait dans une direction différente de celle qu’il indique[21]! Ces deux compléments disent ensemble la même chose : ils décrivent la pénétration en Séquanie comme l’effet d’un seul mouvement continu incluant la traversée du territoire des Lingons[22]. Ajoutons que l’expression « iter faceret » moins définie que les « deduxit » et « reduxit » cités plus haut aux paragraphes 1-2 et 1-4 renforce encore cette idée de passage continu.

4.5.             Loin de la grammaire mais César est un écrivain : on a parlé du « latin de César[23] » fait de redites choisies, de synonymes rapprochés, de rappels et d’expressions se renforçant l’une l’autre : en voici un parfait exemple où deux compléments appuient une même idée.

4.6.             La traduction de « in » par « chez » ne découle donc pas seulement des lois grammaticales. Elle est exigée également par la présence de « per extremos Lingonum fines » accolé à « in Sequanos ».

  1. Deux latinistes éminents, piliers de la présence de César chez les Séquanes

5.1.             Qui, mieux que Jérôme Carcopino, latiniste étincelant, pouvait juger et trancher de la position de César ? Dans « Alésia et les Ruses de César » son analyse des textes présente ses conclusions sous le titre explicite « Alésia est chez les Séquanes[24] ».

5.2.             Il est vrai que pour éviter de condamner du même coup Alise-Sainte-Reine dont il était partisan, il développa l’idée que celle-ci faisait partie d’une enclave de Séquanes placée par lui autour de cette ville. Hypothèse irrecevable[25] faite uniquement pour réconcilier Alise-Sainte-Reine et la grammaire !

5.3.             De cette construction impossible restent son assise fondée sur le seul texte et la connaissance parfaite que Jérôme Carcopino a de la langue latine. C’est elle qui l’oblige à reconnaître qu’Alésia est chez les Séquanes qui par définition et malgré lui sont… dans le Jura.

5.4.             Félix Gaffiot, l’auteur du dictionnaire qui est la référence, insiste de façon inhabituelle comme vu plus haut sur la différence entre « in » et « ad ». Un article de son dictionnaire va beaucoup plus loin « Mandubiens [peuple de la Séquanaise, actuelle Franche-Comté] Cae. 7, 68[26] ». En gardant en Franche-Comté les Mandubiens que César désigne comme les habitants d’Alésia[27], il tranche lui aussi en faveur de la présence de César et d’Alésia dans le Jura.

5.5.             La position de ces deux sommités de la langue latine donne sa valeur réelle à la phrase osée de Michel Reddé : « Vouloir comprendre cette expression comme si le proconsul était déjà chez les Séquanes est un grave contresens qui conduirait n’importe quel étudiant à repasser son examen[28]. » Félix Gaffiot et Jérôme Carcopino, étudiants incapables de traduire deux lignes de César ?

 

 

Conclusion

 

Comment traduire encore « in Sequanos » par « vers les Séquanes [sans y être entré] ? »

  • Les règles les plus communes l’interdisent (in et ad).
  • Le texte de César n’apporte aucun élément qui le permette.
  • Le couple des compléments de lieu l’exclut.
  • Les meilleurs latinistes le récusent.

Le texte indique sans ambigüité que César est entré dans le territoire des Séquanes.

Et donc… ne pourrait-on traduire ainsi, au plus près du latin : « …comme César passait chez les Séquanes par l’extrémité du territoire des Lingons afin de pouvoir plus aisément secourir la Province… » ?  


NOTES ET REFERENCES



[1] La Narbonnaise, soumise à Rome depuis 118 av. J. C.

[2] Lingonum fines : le territoire des Lingons, peuple gaulois allié de César (capitale Langres).

[3] B. G., VII, 66, 2.

[4] Paris, 1961.

[5] Flammarion, 1964.

[6] Paris, 1954, Les Belles Lettres.

[7] Rappel simplifié : En latin la désinence (la dernière syllabe) d’un nom ou d’un adjectif indique son genre (masculin, féminin ou neutre), son nombre (singulier ou pluriel), sa fonction grammaticale (sujet, complément -avec ou sans préposition- etc.) Ces formes s’appellent des cas. La terminaison de SequanOS indique un cas dit accusatif, masculin pluriel. Le français n’utilise pas de cas mais des prépositions (vers, chez, sur, sous etc.).

[8] Gaffiot : « in – Avec l’accusatif, aboutissement d’un mouvement au propre et au figuré. Local : dans, en, sur. »

[9] B. G., I, 2.

[10] Regarder vers, se situer du côté de…

[11] Exemple : Belgae spectant in septentrionem, la Belgique regarde vers le Septentrion ; in méridiem, du côté du midi ; in Arvernos versus, du côté des Arvernes. Dictionnaire Gaffiot à l’entrée In.

[12] Remarque : on ne met pas in devant les noms de ville d’où AlesiAM et non [in] AlesiAM.

[13] La traduction de Constans est ici assez loin du mot à mot, faisant dépendre Alesiam de iter facere coepit et non de reduxit : « Vercingétorix… mit [ses troupes] en retraite incontinent, et prit la route d’Alésia. » 

[14] Autre exemple : B. G., VII, 9, 4 : « ad fines Arvernorum pervenit » se traduit « Il atteignit la frontière » (sans la franchir).

[15] Gaffiot : « ad – vers, à – Avec les noms de lieu, ad exprime l’idée d’approche ou bien l’idée d’arrivée ; l’idée d’entrer dans le lieu est exprimée par in. Avec les noms de villes et de petites îles, ad exprime la direction ou l’arrivée dans les environs. »

[16] Edition de 1934 – Réédition de 1961.

[17] Dans le texte, sinon chacun peut inventer sans fin des hypothèses personnelles pour introduire des modifications de sens selon son intérêt, négation de toute grammaire et de toute traduction fiable.

[18] B. G., II, 24, 1.

[19] B. G., VII, 3.

[20] Rappel : la frontière sud-est des Lingons (alliés des Romains – capitale, Langres), longe le territoire des Séquanes.

[21] Dans l’exemple des troupes ne pouvant rentrer dans leur camp, César précise qu’elles prennent alors « une autre direction ». Et ici, où il s’agirait non d’une escarmouche mais d’une décision capitale, d’un changement radical de stratégie mettant fin à huit ans de guerre il n’en parlerait pas ? C’est invraisemblable.

[22] L’armée de César s’étirant sur des dizaines de kilomètres, la frontière est franchie d’un mouvement continu demandant plusieurs jours.

[23] Le Gall Joël, de Saint-Denis E., Weil R. et Abbé Marillier J., Alesia, textes antiques et médiévaux; textes originaux et traductions, Les belles lettres, 1973.

[24] Carcopino Jérôme, Alésia et les Ruses de César, Paris, 1958, chapitre 2 - Alésia est chez les Séquanes - pages 120 et suivantes.

[25] Cette hypothèse, jamais acceptée même par les partisans d’Alise Sainte-Reine n’est plus défendue. Voir entre autres René Martin : Alésia et la ruse de Carcopino, dans les Mélanges de J. M. Croisille, Clermont-Ferrand, pages 299 à 303.

[26] F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, édition 1934, réédition du 3ème trimestre 1961, Hachette.

[27] B. G., VII, 68, 1.

[28] M. Reddé, Alésia, L’archéologie face à l’imaginaire, Paris, Errance, 2003, p. 48.